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Le Chevalier du pont VI et fin

Partie 6

 

   D'imposante stature, l'inconnu portait un harnois poli à blanc et montait un flambant Frison noir, au port d'encolure altier. L'animal peinait à rester en place et ne cessait de piaffer et de se cabrer en hennissant, comme s'il voulait bouter à coups de sabots l'intrus qui approchait. L'homme et la bête obstruaient le passage de toute leur corpulence et avaient quelque chose d'effrayant. La robe noire et luisante du fougueux destrier prenait sous le soleil des reflets électriques et l'armure du chevalier accrochait des éclats de feu métalliques. Le chevalier Darian, ébloui par le scintillement de l'armure, en était aveuglé. A peine eut-il avancé sur le pont, que le mystérieux cavalier, dont la visière du heaume était abaissée à mi-bouche, lui fit signe de s'arrêter d'un geste de la main.

  – Halte-là, étranger ! Qui que tu sois, oncques tu ne franchiras ce pont, et t'y aviserais-tu que je saurais t’en empêcher. Et d’abord, dis ce qui t'amène !

  – Je suis un chevalier errant. Je veux seulement gagner cette contrée qui m'émerveille et que chérit déjà mon cœur. Laisse-moi passer, je te prie. Je ne viens pas en opposant.

  – Nenni-da. Non pas de mon chef. Je suis le gardien et protecteur de cette contrée et nul ne peut franchir ce pont sans m'avoir combattu. Qui veut entrer céans doit prouver sa vaillance et sa noblesse de caractère. Mais regarde-toi donc ! Tu n'es guère en état de te battre. Sans arme d'hast et sans harnois, tu n'as aucune chance contre moi. Rebrousse chemin malheureux ! Je vois trop bien que le temps a sur toi une emprise et qu'il t'a marqué de son sceau. Crois-m'en, si tu as raison gardé, tu n'iras point plus avant. En ce royaume, n'entrent pas les déchus de ton espèce !

  – Sache, chevalier, que je fais peu de cas de ma vie et que s’il faut t'affronter pour poursuivre ma quête, je suis ton homme. Je n’ai nulle maille à partir avec toi et ne demande qu'à faire amis. Cède-moi le passage et je m'engage même à devenir ton vassal si tu es chevalier de plus haute lignée que moi. Mais rien ne me fera reculer. Derrière moi, je connais déjà. Derrière moi, m'attend le chevalier du temps et une mort inéluctable. Alors, mourir pour mourir, je préfère que ce soit comme un conquérant, en allant de l’avant. Jamais chevalier ne renonce à sa voie, quels que soient les tribulations du chemin. Devant, vois-tu, est ma seule issue, quand bien même devant serait ma perte.

  – Je reconnais là le discours d'un chevalier et j'épargnerai ta vie si tu persistes dans ta folie de m'affronter en combat singulier. Mais attends ! Qu'est-ce donc que cette écharpe que tu portes autour du cou ? D'où te vient-elle et de qui la tiens-tu ?

  – Messire, cette écharpe est un souvenir d'une noble dame qui m'offrit l’hospitalité et me sauva du trépas alors que j’étais en fort piteux état. C'est un présent qui m’est cher et …

  – Comment être fourbe et perfide, l’interrompit, furieux, le chevalier du pont. Tu mens. Je connais fort bien cette étoffe puisque c’est moi qui l'offrit jadis à l’élue de mon cœur. Oncques motif personnel n’avait entaché à ce jour mon devoir et j’ai toujours combattu pour que l'amour et la droiture règnent au-delà de ce pont. Mais cette pièce de tissu attachée à ton cou provoque mon courroux et réclame ma vengeance. Quand bien même tu voudrais faire volte-face, il serait trop tard. Jarnidieu, tu es un homme mort ! Je vais te tuer comme un chien. Ton sang bouillonnera dans le fleuve, car mon ire ne peut se contenir. Recommande ton âme à Dieu et apprête-toi à quitter ce monde !

 

    Ce disant, le chevalier du pont animé d'une indicible rage, éperonne sa monture et se lance avec fougue sur notre héros. Face à cette montagne de muscles qui fond sur lui, le chevalier Darian n'a d'autre choix que de faire opérer à sa monture effrayée un brusque écart de côté. Las, la sangle de la selle, rapetassé avec des moyens de fortune, se distend sous la secousse, si bien que le malheureux cavalier se retrouve tout soudain suspendu sous le ventre de son cheval. Sans ce malencontreux accident, c'en était fait de lui, car dans le même instant la lance de son adversaire l'aurait inévitablement transpercé. 

 

   Le pont était par trop étroit pour livrer passage de front à deux cavaliers. Emporté par son élan, le chevalier du pont ne peut empêcher sa monture de s'empêtrer dans celle du chevalier Darian. La malheureuse bête, renversée sur le flanc par la violence du choc, précipite dans sa chute la monture du chevalier du pont. Celui-ci vide alors des étriers et est projeté en vol plané dans l'impétueuse rivière. Il est aussitôt happé par un tourbillon et entraîné vers le fond par le poids de son armure. L'eau noire se referma sur lui en éructant un bouillonnant remous. Le chevalier Darian se dégagea péniblement de son étrange posture, tout surpris d'être sorti vainqueur de ce combat sans même avoir rompu une lance ni s'être brisé les os.

 

    Dès qu'il eût franchi le pont, il sentit son être se régénérer. Finie la pesanteur de ses épaules, finies les douleurs, les blessures et les cicatrices. Finie l'infamante dégénérescence infligée par le temps. Il avait complètement rajeuni. Piquant des deux éperons, il lança son cheval au galop pour atteindre plus vite la rouge maisonnette qu'il avait aperçue du haut de la colline. Quand il y parvint, dame Ameline était près de la rivière, un seau à la main. À la vue du chevalier Darian, elle lâcha le seau et se porta vivement à sa rencontre, rayonnante de joie et de bonheur. À peine fut-il descendu de cheval qu'elle lui fit grande fête et, l'étreignant contre son cœur, lui prodigua moult baisers d'amour. Ainsi l'enchantement jeté par le temps était rompu et voilà qu'ils se reconnaissaient. Le chevalier Darian sut alors qu'il était parvenu dans la contrée de l'amour éternel, là où cesse toute quête, et qu'il était au bout de son périple.

    –  Bel ami cher, dit dame Ameline, redonnez-moi cette écharpe, gage de ma foi qui vous sauva la vie. Elle m'est acquise de droit puisque c'est de votre bonté que j'en obtins l'étoffe. Pendant nos longues nuit d'hiver, j'en enrichirai le motif en plaçant dans le médaillon une autre licorne en vis-à-vis.

  –  Prenez. prenez, ô mon aimée, répondit le chevalier. Sachez que jamais plus je ne vous quitterai et que je compte désormais passer auprès de vous chacun de mes jours.

   –  Je l'espère bien, amour, lui répondit-elle. Pourquoi, au reste, devrions-nous nous quitter puisque vous avez céans votre rôle de preux chevalier servant à jouer ? Car qui mieux désormais saura protéger cette contrée de tout mal, si ce n'est vous le chevalier du pont ?

FIN

 

Tag(s) : #Fantaisies littéraires
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